NY, 26 avril – Je suis arrivé à la librairie Mc Nally & Jackson cinq minutes d’avance. J’observais l’endroit en me demandant où ça pouvait bien se dérouler lorsque je l’ai vue passer. Bien qu’elle ait vieilli, je l’ai tout de suite reconnue : manteau en cuir noir, chevelure foncée avec un peu de couleur et teint blafard. Elle était accompagnée d’un type. Sans doute avait-elle décidé de faire une pause avant la lecture.
Je suis allé au sous-sol. C’était bondé ! L’endroit avait été aménagé avec des chaises et chacune était occupée. Plusieurs personnes se tenaient debout à l’arrière. Je me suis mis sur le côté, ce qui m’a permis de voir la chaise à l’avant où elle allait faire sa lecture. Y avait toutes sortes de gens, la plupart plus jeunes que moi. Il faisait chaud et j’ai fini par enlever mon manteau de cuir.
Deux jours plus tôt, j’avais vu sur le babillard de la librairie que Cosey Fanni Tutti s’apprêtait à effectuer le lancement américain de son livre — Art Sex Music. J’avais aussi lu un article dans le Guardian au sujet de ce livre. Ça m’avait mis la puce à l’oreille. Cosey Fanni Tutti (CFT) fit partie du groupe Throbbing Gristles (TG) que j’ai amplement fait tourner dans les années 1980. Par la suite, elle et Chris Carter (aussi de TG) ont fondé leur groupe qu’ils ont simplement appelé Chris & Cosey, formation que j’ai aussi fait jouer. J’avais pas une connaissance encyclopédique de sa carrière, mais je connaissais son œuvre sans doute autant que la majorité des 150 personnes qui s’étaient massées au sous-sol de la librairie.
Elle est revenue et s’est assise sur la chaise à l’avant. Deux micros étaient installés devant elle. Un type grisonnant a fait une présentation sommaire, puis elle s’est mise à lire un extrait imprimé sur des feuilles. Elle parlait pas assez fort et le type à la sono s’en est pas aperçu car il avait un casque sur la tête ! Elle a lu un extrait portant sur son appartenance au collectif COUM, moment antérieur à Throbbing Gristles. Ça parlait de performances dans la ville de Hull (UK), d’où elle vient. Il y avait eu l’incompréhension de sa famille et puis sa rencontre avec ceux qui allaient devenir ses partenaires dans TG. Sa lecture était un peu ennuyeuse, d’abord en raison de sa voix faiblarde mais aussi à cause de la langue employée. Il ne s’agissait manifestement pas de grande littérature, mais plutôt d’une autobiographie. Le plus intéressant dans son récit était son absence de censure. Elle racontait sur le même ton neutre la vie rocambolesque dans la commune COUM, ses trips de LSD et d’où lui était venu son intérêt pour la porno. Fidèle à l’approche créative de COUM — My life is my art, my art is my life — elle avait simplement essayé de s’exprimer et sa démarche d’artiste n’en était que la continuité ; son intérêt pour la porno l’avait menée à en faire car elle aurait trouvé hypocrite d’utiliser des images déjà existantes. Mis à part son manteau de cuir, on n’aurait jamais pu dire que cette femme de 65 ans avait fait partie d’une formation qualifiée par un MP conservateur de wreckers of civilisation.
Après la lecture, Lenny Kaye — du Patty Smith Group — s’est joint à elle et lui a posé des questions. Il a comparé l’approche créative de TG au groupe Red Krayola, une formation art rock. Ça n’a pas semblé lui plaire d’être comparée à ce groupe. Pas plus que lorsqu’il lui a demandé si TG s’était reconnu dans la mouvance punk. Bien que TG ait commencé à peu près à la même période, en 1976, son approche était totalement originale. LK lui a demandé si elle était fière d’avoir contribué à lancer un nouveau courant musical — la musique industrielle — qui avait inspiré une myriade de groupes dont NIN et Ministry. Là encore, elle a esquivé l’étiquette avant d’expliquer que TG s’était donné du mal pour produire des trucs très étranges et que, contre toute attente, leurs fans avaient tendance à copier leur habillement et à faire exactement comme eux, ce qui leur avait profondément déplu. TG s’était alors fait un point d’honneur de déstabiliser son auditoire. Et c’était pour le surprendre qu’il avait produit 20 Jazz Funk Great, un album plus pop en termes de format et de sonorité. Tout au long de son existence, TG avait pris un malin plaisir à pervertir des thèmes classiques. La pièce United était bel et bien une chanson d’amour, mais son traitement sonore complètement disjoncté en court-circuitait la teneur. Ça m’a fait sourire. Comment des gens aussi différents étaient-ils parvenus à rester ensemble ? C’était la première bonne question. Baignant dans l’anarchisme le plus total, le groupe avait réussi à produire des disques, à fonder un label (Industrial Record) et à produire des concerts, ce qui relevait presque du miracle. TG avait fini par se dissoudre en 1981 et elle avait poursuivi avec Chris Carter sous le nom Chris & Cosey. Ensemble, ils avaient développé un son axé sur l’électronique dans un format relativement pop mais toujours avec une touche expérimentale. Quand elle s’est mise à parler de la pièce October Love Song, j’ai senti une connexion avec elle ; c’est que j’avais connue cette chanson lorsqu’elle était sortie, en 1983. Le point de départ avait été une conversation entre elle et Chris. Elle avait ensuite immortalisé leurs mots sur papier et il avait fait la musique. Lenny Kaye s’est calé une fois de plus lorsqu’il a comparé leur travail à des formations électro-pop comme Yazoo. Elle a habilement esquivé cette nouvelle appellation en précisant que ces groupes étaient postérieurs à C&C.
Quand ça été terminé, y a eu une ruée vers les livres. On pouvait à peine bouger tant il y avait de gens. J’ai attendu qu’une partie de l’assistance quitte, puis je me suis approché de la file. Y avait une bonne centaine de personnes et seulement une trentaine de livres sur la table… et la pile descendait à mesure que la séance de signatures progressait. Dès que le vendeur m’en a donné la chance, j’ai dit « One copy here ! » Il m’en a refilé une, ensuite j’ai attendu pour la dédicace. Quand ça été mon tour, CST parlait avec un type qui semblait la connaitre. Ça faisait chier vu que je voulais lui dire deux mots, ce que j’ai fini par faire quand l’autre a fini par la boucler. J’ai dit que je l’avais vue en concert en 1985. Après ce concert, on était allés lui parler, ma blonde et moi. Vava lui avait fait remarquer qu’elle utilisait les mêmes diapositives qu’elle. On avait réussi à jaser un peu mais aujourd’hui, ça allait s’avérer difficile. Elle était submergée de gens qui attendaient leur dédicace. J’ai ajouté que le livre était pour mon frère et que j’étais du Canada. Elle a levé les yeux vers moi, l’air un peu surpris. Plusieurs paires d’yeux se sont alors braqués sur moi. De quel droit osais-je l’accaparer? J’ai terminé en disant que j’aimais beaucoup ce qu’elle faisait, ensuite j’ai pris mon livre et me suis éloigné.
Lire mon compte-rendu de ce livre.
© Alain Cliche, 2017