Perles No Wave

Le No Wave est un courant issu de New York au cours des années 1970. Si l’une de ses particularités est qu’il est indéfinissable, on peut avancer qu’il était imprégné de l’esprit punk, mais plus varié en termes esthétiques, et qu’il ne se limitait pas à la musique. Des réalisateurs et acteurs ont aussi émergé de cette scène. Pour en apprendre davantage, je suggère l’excellent docu Blank City de Céline Danhier.

Suicide – Suicide [1977]

Suicide fut l’un des groupes les plus précurseurs de la scène punk. Alan Vega et Martin Rev étaient actifs dès 1970. Ensemble, ils ont concocté une pop étrange avec des boites à rythme et un son lourd, quasi industriel, à des années lumières de la new wave des années 1980. Dans sa biographie sur ce groupe, l’auteur cite Hilly Kristal, patron du CBGB : « La réaction du public a été assez mitigée. Au début, j’ai présenté des groupes de rock et Suicide jouait le dimanche après-midi. Les choses se sont déroulées lentement et graduellement. Ça a pris du temps jusqu’à ce que Television, les Ramones et des trucs comme ça se produisent. » 1

Lorsque sort leur album éponyme, ça fait déjà 7 ans que le groupe se produit dans les bars sombres de Manhattan. Malgré une rythmique enjouée et une esthétique électronique, Ghost Rider ne sonne vraiment pas new wave. Cette curieuse pièce avec la voix fantomatique de Vega qui prononce des paroles plutôt macabres a toutefois quelque chose d’accrocheur. Girl est celle que je jouais aux Foufs. Il s’agit d’un long groove planant et sensuel où paroles, cris et autres prouesses vocales se mêlent à un lent rythme électro efficace et ensorcelant. Cheree est une autre balade où l’obscurité côtoie la lumière. Johnny est un improbable mélange électro/rockabilly et, contre toute attente, c’est réussi. Le reste du disque est constitué de pièces dotées de rythmes joués en boucle combinés à des performances vocales assorties. Ce disque est un classique du genre.

No New York [1978]

No New York est le disque no wave le plus connu sans doute parce qu’il fut produit par Eno. Il s’agit d’une compile regroupant 16 pièces de 4 groupes différents. Ça débute férocement avec Dish it out des Contortions, une pièces endiablée où le sax de James Chance se déchaine totalement. Toutes les pièces de ce groupe sont intéressantes et offrent un curieux mélange punk/free jazz. Teenage Jesus & the Jerks est le groupe de Lydia Lunch, autre monument du no wave. Cette formation a un son noise avec la voix discordante de Lunch qui vient appuyer ce mélange de sons primitifs. Mars est un groupe noise/rock qui se donne beaucoup de mal pour désorienter l’auditeur. Il semble que sa pièce Helen Fordsale fut l’une des favorites de David Bowie. Dans ce morceau au rythme endiablé, voix et batterie convergent dans une sorte de course effrénée. Le groupe DNA clôt le second côté. Ma pièce favorite est Not Moving dans laquelle le groupe fait preuve d’inventivité pour créer un paysage musical inédit. No New York est un disque difficile d’approche et sa sonorité frise parfois le démo, mais il renferme nombre d’idées qui seront développées par la suite dans d’autres projets.

Tuxedomoon – No Tears [1979]

Tuxedomoon est un groupe de San Franciso formé par deux étudiants en musique électronique : Blaine L. Reininger et Steven Brown. Si le groupe fut connu plus tard pour sa musique art rock, son son était nettement moins accessible à ses débuts avec ce EP (extended play) de quatre pièces intitulé No Tears. Dans Litebulb Overkill on peut distinguer le violon qui deviendra un des instruments fétiches des albums suivants. Nite & Day est un hommage au classique de Cole Porter, avec un son si bizarre qu’on n’y retrouve à peu près rien de la version originale, sauf des bribes de paroles peu compréhensibles. Ma favorite est No Tears car elle a un son punk. On y sent la réalité aliénante traitée dans un savant mélange électro-acoustique avec sax, batterie et quelques notes de synthé. Le traitement de la voix fait qu’on comprend difficilement ce qui se passe. Cet agencement low-fi est absolument grandiose et évoque parfaitement l’extraordinaire chaos régnant à l’époque.

Lizzy Mercier Descloux – Press Color [1979]

Lizzy Mercier Descloux est une Française établie à New York qui fréquentait le CBGB et partageait un appart avec Patty Smith. Elle était aussi proche de Richard Hell (de Television) et elle a collaboré avec eux sur différents projets. Press color est un curieux mélange oscillant entre funk et disco. La pièce que je jouais était Mission impossible, une reprise upbeat du thème de cette série populaire dans les années 1970. Tumour est une reprise humoristique du classique Fever, façon cool jazz. Bien qu’un peu court — le disque dure moins de 23 minutes — l’album contient de petites pièces sympa qui s’écoutent bien et, fait à souligner, il est très bien produit, ce qui contraste avec certains disques de l’époque.

Lydia Lunch – Queen Of Siam [1980]

Lydia Lunch est sans contredit la grande dame du No Wave. La spécialité de cette chanteuse, poétesse et écrivaine est de faire dans le « cru ». Pour ceux qui n’ont pas le cœur sensible, je recommande son journal Paradoxia. Son premier opus s’intitule Queen of Siam. À l’époque, j’écoutais surtout Atomic Bongo, une pièce punky au rythme endiablé sur laquelle on pogotait comme des malades sur la piste du Shoeclack déchainé. Avec le temps, j’ai aussi apprécié Spooky, une petite pièce jazzy fort agréable et Lady scarface, un magnifique morceau combinant jazz et spoken word où elle raconte avec brio comment elle s’est fait pincer par un flic. Ses textes crus contrastent avec l’esthétique raffinée jazz. J’adore aussi A cruise to the moon, un bijou de jazz instrumental qui fait une belle place à la guitare de Robert Quine. Bref, malgré la couverture très punk, c’est un disque avec une esthétique loin du son punk.

The Dance – Dance For Your Dinner [1980]

The Dance est une autre formation de New York, avec Fred Maher (des Material) à la batterie. Ce groupe a une esthétique dance et funky. Autrement dit, c’est très ensoleillé. Leur premier disque est un EP de 4 pièces intitulé Dance for your dinner. Si l’atmosphère des pièces du 1er côté est plutôt légère, celle de la pièce éponyme change complètement et on est lentement absorbé dans les profondeurs de la contre-culture new yorkaise avec un sax qui ponctue la voix faisant toutes sortes d’acrobaties textuelles autour de ce qu’on peut bien vouloir dans la vie. C’est doux, feutré avec une légère touche d’ombre qui donne un extraordinaire cachet à cet hymne underground. Mais que peut bien vouloir dire Dance for dinner ? Ça semble pourtant assez clair.

ESG – ESG [1981]

ESG est un groupe constitué de 4 sœurs provenant du South Bronx avec un musicien au congas. Leur musique est funk mais avec une esthétique dépouillée pour ne pas dire froide. Les 3 premières pièces de ce mini long-jeu furent produites par Martin Hannett, mieux connu pour son travail avec Joy Division. Ça commence avec You’re no good, un funk lent mais puissant avec une animation vocale anémique en fond sonore. Moody poursuit avec la même esthétique étrange dans une rythmique plus appuyée. UFO est un bijou instrumental qui débute avec un très curieux son électronique, de simples notes de basse et des bruits étranges et puis ça démarre tout doucement. Malgré son esthétique hors norme, cette pièce fut un classique dans plusieurs clubs de New York et fut échantillonnée des centaines de fois. Le second côté fut enregistré live alors le son laisse à désirer même si les rythmes sont toujours aussi efficaces. Heureusement, des versions studio furent produites sur des albums ultérieurs. Comme les disques originaux (sur 99 records) sont rares et dispendieux, une bonne intro à ce groupe est cette compile dotée d’une pochette similaire.

Liquid Liquid – Successive Reflexes [1981]

Liquid Liquid est une autre formation qui a émergé de l’underground new yorkais sur le label 99 records. Ce groupe fut connu pour sa pièce Cavern — plagiée par Grand master Melle Mel dans la pièce White Lines. Mais avant ce « succès », le groupe avait produit deux EP dont Successive Reflexes, doté d’une sonorité minimaliste. Il se dégage une très curieuse ambiance de Lock Groove (Out), la 2e pièce, où piano et percussion sont fort habilement agencés. Push poursuit dans le même ton avec des percussions plus affirmées et une partition vocale. Zero Leg demeure minimaliste mais elle a une consonance plus africaine, peut-être en raison des paroles un peu bizarres. Eyes Sharp débute tout en douceur avec du marimba et nous amène peu à peu dans la musique du monde.

The Lounge Lizards – The Lounge Lizards [1981]

The Lounge Lizards est un groupe de jazz avant-garde formé autour des frères Lurie (John et Evan) acocmpagnés d’Arto Lindsay (ex-DNA) et Anton Fier. Les pièces de leur album éponyme vont du jazz déconstruit à la séduisante balade. Dès les premières notes d’Incident on South Street, on constate qu’ils ont une approche très personnelle du jazz. Harlem Nocture est ma favorite. C’est sexy, lent, velouté et on se croirait presque dans ce quartier de New York durant les belles années du Cotton Club, Apollo Theater ou autres légendaires boites de jazz. Au Contraire débute comme un standard du jazz, mais s’en éloigne peu à peu pour se perdre dans les affres du free jazz. Well you needn’t — une reprise de Thelonious Monk — poursuit cette curieuse expérimentation autour du jazz. Ballad, comme l’indique son nom, est du côté de la lenteur, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne recèle pas d’expérimentation et on le constate nettement à la toute fin. Bref, The Lounge Lizards est une curieuse rencontre entre l’esprit punk et la dextérité jazz et ça donne de petites pièces toujours surprenantes.

Jody Harris / Robert Quine – Escape [1981]

Escape est un album du duo de guitaristes Jody Harris et Robert Quine. Harris fut guitariste des Contortions. Quant à Quine, il avait collaboré avec Richard Hell & the Voivoid, Lou Reed, Lydia Lunch et une myriade d’autres. La 1re pièce, Flagpole Jitters, est un long groove de boite à rythme où se superposent plusieurs pistes de guitare avec toutes sortes d’effets sonores qui lui donnent une bien curieuse ambiance. Up in Daisy’s Penthouse est un peu la suite, mais c’est plus relâché et un brin planant. Termites Of 1938 est un autre long groove doté d’une rythmique plus carrée, presque techno, mais avec toujours autant de fioritures à la guitare. Pardon My Clutch est une pièce rockabilly dotée d’une rythmique mécanique qui rappelle un peu Johnny de Suicide mais avec un enrobage planant et des solos de guitare !

Bush Tetras – Rituals [1981]

Bush Tetras est un autre groupe originaire de New York, composé de 3 filles et d’un gars. Produit par Topper Headon (The Clash), Rituals est leur second EP. La 1re pièce — Can’t be Funky — est un funk minimaliste qui rappelle un peu ESG. La pièce maitresse est Cowboy in Africa, un hymne post-punk à consonance garage qui fut un succès dans les clubs alternatifs de l’époque et qui préfigure la vague néo-psychédélique du milieu des années 1980. Ça démarre sur les chapeaux de roue avec un son saturé de guitare et une rythmique primitive qui nous plonge dans l’underground noir et disjoncté. Quant à la pièce éponyme, Rituals, il s’agit d’un lent groove hypnotique saturé d’écho pour une esthétique psychédélique assez réussie.

The Men – Matrix Of Compassion [1982]

Basé à Chicago, The Men possède une esthétique oscillant entre funk et industriel. Son second disque – Matrix of Compassion – est le fruit d’un jam, technique préconisée par le groupe afin de « favoriser la créativité ». Bien sûr, la magie n’est pas toujours au rendez-vous et l’album est inégal, mais quand elle y est, c’est époustouflant. Le disque débute avec Bitches dance, un groove funk avec une touche insolite qui lui donne une esthétique post-punk. Matrix of Compassion combine parfaitement tous les éléments. Ce funk envoûtant nous plonge dans une curieuse transe et constitue un des meilleurs moments du disque. V-2 Heidegger est un spectaculaire mélange de funk et d’industriel qui débute avec une rythmique endiablée qui semble débouler les escaliers suivie de paroles en allemand et toutes sortes d’effets qui nous propulsent en plein cœur du post-punk. Un sacré chef d’œuvre !

© Alain Cliche, 2024.

  1. The crowd reaction was pretty mixed. I initially put on rock bands, and Suicide played on sunday afternoons. It was a slow and gradual way that things happened. It took a while until later on, when television ans the Ramonse and stuff like that happened. [Suicide : No compromise]

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