Perles du krautrock…

Au lendemain de la 2e guerre mondiale, l’Allemagne était à genoux et les enfants de ceux qui avaient perdu ont tenté de se forger une nouvelle identité, ce qui a les menés à toutes sortes d’expérimentations musicales, souvent inégales mais néanmoins cruciales quand on songe à leur impact sur la musique des années 1970-80. Tout le courant alternatif (post-punk, industriel, new wave, … ) s’en est inspiré, sans parler de l’ambiant et du post-rock.

Kraftwerk Kraftwerk I [1970]

Si Kraftwerk est réputé avoir révolutionné la musique pop, peu de gens sont familiers avec leur démarche expérimentale du début des années 1970. Sur leur 1er disque, la pièce Ruckzuck (abruti) se démarque par son tempo rapide imposé par la flûte qui mène admirablement le bal, le tout traversé d’écho électronique qui surgissent d’on ne sait où. Le tempo accélère peu à peu, puis la pièce est comme hachurée par un collage mais la rythmique finit par revenir. Tout ceci ressemble fort à de la musique industrielle et cette pièce préfigure d’ailleurs la démarche de ce groupe novateur. L’autre pièce que j’ai retenue est Vom Himmel Hoch (Du ciel au-dessus) dont j’ai parlé dans mon 3e livre. Cette longue plage sonore consiste en sons d’origine électronique qui évoquent avions et bombardements. Lorsqu’un rythme tribal s’y greffe, ça devient une «vraie» pièce et ça se termine dans un genre d’explosion. Le plus remarquable de ce disque, c’est que les instruments acoustiques sont utilisés comme source sonore et non de façon virtuose, ce qui préfigure l’ère des séquenceurs et autres instruments électroniques. À écouter aussi : Kraftwerk II, Ralph & Florian et Autobahn.

Can Tago-Mago [1971]

La particularité de Can est d’avoir des rythmes totalement répétitifs. Ajoutez à ça un chanteur qui s’amuse à crier autant qu’à chanter et il s’en dégage une ambiance quasi mécanique qui, peu à peu, nous plonge dans une transe industrielle. Le chef d’œuvre du disque — Oh Yeah — débute avec une explosion au ralenti où se superpose une rythmique effrénée et des paroles à l’envers, un procédé utilisé à partir des années 1960 pour suggérer le psychédélisme. Tout cela crée une bien étrange atmosphère, curieuse et enivrante comme le LSD. Quelques sons épars de cordes se manifestent ici et là avec d’autres sons à l’envers, puis le chanteur reprend mais comme il s’exprime en japonais — son origine — on ne comprend pas grand chose, ce qui n’est pas plus mal. Le reste du disque comporte différentes déclinaisons de cette musique aux rythmes dépouillés mais efficaces qui suggèrent la motorisation d’où le terme motorik rock parfois utilisé pour décrire certains groupes allemands. À écouter aussi : Ege Bamyasi, Futur Days, Monster Movie, Saw Delight et Flow Motion.

Faust – Faust [1971]

Faust — qui signifie poing en allemand — fut précurseur de l’utilisation des samples et du bruit en musique. Sa démarche ne se rattache à rien de ce qui avait été fait avant, sauf peut-être la musique concrète. Leur 1er disque s’intitule tout simplement Faust et sa pièce maitresse — Why don’t you eat carrots ? — consiste en un curieux mélange de sons d’origine nébuleuse entremêlés d’extraits de la radio, trompettes et autres instruments acoustiques, le tout structuré dans une démarche proprement anarchique qui rappelle le collage. Cette longue pièce surréaliste est coupée en petits segments qui ont tous quelque chose d’intéressant, que ce soit l’utilisation de textures électroniques inédites combinées à des instruments comme le piano, une démarche dont ce sont inspirés à coup sûr les Residents. La pièce Miss Fortune poursuit dans le même ton. Ce savoureux mélange de sons bizarres et primitifs évoque un long dérapage contrôlé. À écouter aussi : So Far, the Faust Tapes et Faust IV.

Tangerine Dream Alpha Centauri [1971]

Si Tangerine Dream a inventé la musique planante, ses premiers opus recèlent aussi nombre d’expérimentations valables. J’ai retenu Alpha Centauri pour son aspect expérimental et sa recherche sonore. Seulement 3 morceaux sur ce disque, ce qui annonce le format des longues pièces planantes qui deviendront la signature du groupe. La pièce Fly And Collision Of Comas Sola prend beaucoup de temps à démarrer. On est plongé dans l’orgue accompagné de curieux sons électroniques, d’incursions discrètes de flûte et d’étranges nappes de synthétiseur. Lorsque les percussions débutent, ça lui confère une dimension grandiose et, peu à peu, elles prennent le dessus sur le reste, sauf la flûte. Alpha Centauri débute avec des sons rappelant une sirène et cette flûte ambivalente. Cette longue envolée éthérée traversée de sons, chant et instruments variés se poursuit durant tout le côté B du disque. À écouter aussi : Electronic Meditation, Zeit et Atem.

Brainticket – Cottonwoodhill [1971]

Brainticket a un son qui rappelle les groupes de prog anglais en raison de l’utilisation de l’orgue Hammond B-3. Mais le traitement de la voix, qui sonne presque métallique, suggère qu’il se cache quelque chose sous cette surface progressive, et pour cause… L’ouverture bruitiste de la pièce Brainticket part 1 rappelle un peu celle de The Runaway de Gentle Giant. Ça enchaine avec un électrisant groove répétitif et la grande variété de sons qui vont et viennent la rapproche du rock psychédélique. Le traitement vocale particulier contribue à cette effet d’irrépressible poussé vers l’avenir et, pour un moment, on dirait presque que le groupe s’apprête à lancer le rock alternatif ! Les pièces suivantes reprennent ce même groove effréné, à la façon d’une longue version «dub industriel». La dernière partie pousse le délire avec des traitements sonores encore plus psychédéliques, comme si on était en pleine hallucination. La finale est particulièrement chargée et puis… ça coupe au silence !

Agitation Free – معليش = Malesch [1972]

Agitation Free est une curieuse combinaison de space rock et d’influences du Moyen-Orient, sans doute parce que le groupe y a fait une tournée en 1972. Les pièces comportent des éléments de musique ambiante combinés à de la guitare, de l’orgue et d’autres instruments et, par moment, leur démarche rappelle celle de Pink Floyd sur A saucer full of secrets. Autrement dit, on sent l’expérimentation mais contrairement à certains groupes qui se lancent dans une surenchère de bruit et où ça se termine en cacophonie, ici tout est bien dosé pour un parfait plaisir auditif. La pièce Ala Tul débute avec de curieux sons qui enchainent avec de l’orgue pour devenir une pièce rock. Vers le milieu, une rythmique répétitive jouée au marimba rappelle un peu Steve Reich et prend peu à peu le dessus avant de se fondre dans le silence. Le reste du disque est parsemé d’éléments ethniques et s’écoute sans avoir à faire trop d’effort en raison de son équilibre judicieux.

Ash Ra Tempel – Schwingungen [1972]

Ash Ra Tempel est un autre groupe qui fait dans le space rock, mais d’une façon bien à lui. Le côté A est constitué d’une pièce divisée en deux parties : Light And Darkness. La première est dotée d’un rythme lent et de sons d’instruments presque ambiants. La seconde se construit tout doucement à partir de sons dans l’écho et de bongo, puis une voix apparait soudain, appuyée de saxophone et ça part. Cette longue pièce dépourvue de structure traditionnelle recèle quelque chose de primitif et évoque un long jam. Le second morceau (de l’autre côté du disque) est lui-aussi divisé en deux et s’intitule Schwingungen (vibrations). Ça débute avec de discrètes notes de vibraphone jouées de façon aléatoire auxquelles s’ajoutent différents sons qui vont et viennent et qui créent une ambiance presque magique. À environ 10 minutes débute le martèlement de la batterie qui oscille de gauche à droite contribuant ainsi à l’effet de perte d’équilibre. Le martèlement s’estompe pour laisser place aux éléments ambiants auxquels s’ajoute une mélodie de basse qui nous conquiert sur le champ et, lorsque le chant sublime débute, on atteint transe. Les éléments sont enfin réunis et convergent pour produire un chef d’œuvre !

Neu! Neu! 2 [1973]

Neu! — qui signifie nouveau — est un groupe formé de deux anciens membres de Kraftwerk. Dès le début de la pièce Für Immer (Pour toujours), on est embarqué dans une rythmique minimaliste et répétitive propre au motorick rock. Toutes sortes d’effets subtiles et de sons suspects se manifestent et il finit par s’en dégager une sorte de transe fort agréable. Le reste du disque est constitué de variations de cette pièce, toutes intéressantes en termes d’innovation. Lila Engel lui ressemble tellement qu’on dirait un remix condensé, comme si le groupe avait voulu faire une version plus courte pour la radio. La 4e pièce, Neuschnee 78, est jouée à l’accéléré et la suivante (Super 16) au ralenti, mais il s’agit vraisemblablement de la même piste, renforçant ainsi l’impression de remix. Le reste est constitué d’autres «relectures sonores» flirtant avec l’esthétique industrielle. Bref, ne serait-ce que sur le plan conceptuel, il s’agit d’un album important. À écouter aussi : Neu! et Neu! 75.

Cluster – Zuckerzeit [1974]

Cluster était actif depuis 1971 mais leurs opus précédents m’ont semblé moins convaincants. L’album Zuckerzeit (l’heure du sucre), comme son nom l’indique, est plus comestible. Ça débute avec la pièce Hollywood, magnifique et toute simple, avec une boite à rythme qui part et s’arrête et une riche palette de sons électroniques qui ajoutent une certaine mélancolie. Cette pièce est l’archétype des bonnes productions de ce groupe. La suivante, Caramel, est douce, langoureuse, presque humaine. Le reste du disque est constitué de ces petites perles électroniques, toutes en nuances, frisant parfois l’électro-pop et d’où émane humour ou tristesse. En 1974, lors d’un concert à Hambourg, Brian Eno se lia d’amitié avec les musiciens de Cluster et, deux ans plus tard, débutera leur collaboration, Eno participant à certains projets de Cluster (les faisant connaitre du même coup) et vice-versa. À écouter aussi : Cluster & Eno et Eno, Mœbius, Rœdelius.

The Cosmic Jokers Galactic Supermarket [1974]

The Cosmic Jokers est composé de musiciens d’Ash Ra Temple et de Wallenstein qui participèrent à des jam sessions party à Berlin. Le disque Galactic Supermarket a deux longues pièces où surgissent toutes sortes de sons acoustiques et électroniques et comme pour tout bon jam, ça part un peu dans toutes les directions. La 1re pièce, Kinder des Alls (enfants de l’univers), est un long passage de space rock avec une myriade de sons qui vont et viennent agrémentés de voix féminine. Ça rappelle un peu le groupe franco-anglais Gong. La 2e pièce, Galactic Supermarket, poursuit le délire mais après quelques minutes, ça se calme et on dirait bien que les musiciens d’Ash Ra Temple ont pris le dessus. Débute alors un long passage ambiant où l’on peut distinguer une variété d’instruments acoustiques percer le «brouillard» électronique : piano, harpe, orgue, … mais aussi beaucoup de sons durs à identifier.

Popol Vuh ‎– Aguirre [1975]

Popol Vuh tire son nom d’un texte mythologique maya. Ça met la table. Avec ses longues pièces planantes, le groupe est un précurseur de la musique drone. Les morceaux de ce disque furent utilisés pour le film Aguirre, la colère de Dieu (1972) de Werner Herzog. Cet album est rempli de pièces ambiantes qui recèlent parfois des éléments sud-américains comme la flûte des Andes. Avec leur ambiance éthérée qui nous hante du début à la fin, Aguirre I, II et III forment le nœud du disque et seules leurs fins les distinguent ; sans doute correspondent-elles à différentes scènes du film. Vergegenwärtigung (visualisation) est un long passage ambiant de type drone, avec peu de variation sauf de ponctuelles incursions d’une mystérieuse voix féminine et d’éléments parfois menaçants. Morgengruss II (salutation matinale) est une courte balade à la guitare acoustique déjà parue sur l’album Einsjäger & Siebenjäger (1974) et Agnus Dei est une pièce à consonance folklorique sortie auparavant sur disque Seligpreisung (1973).

Alors voilà. Si ces groupes ont pris toutes sortes de directions musicales, c’est que, contrairement à d’autres genres musicaux, le krautrock ne consiste pas un son mais plutôt en une démarche. Pour en apprendre davantage, je recommande l’excellent docu Krautrock the Rebirth of German Music sorti en 2019 et dont il est question dans cet article.

© Alain Cliche, 2023.

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