Perles musicales des années 1990

Au début des année 1990, l’industrie du disque a imposé aux mélomanes le CD, médium que j’ai vertement critiqué à l’époque. J’ai tout de même aimé plusieurs albums de cette période, notamment de musique électronique. Comme il n’existe pas de référence acoustique pour cette musique, je ne souffrais pas trop en les écoutant. Voici ceux que j’ai le plus aimés :

Cocteau Twins – Heaven or Las Vegas [1990]

Heaven or Las vegas est un disque du dimanche à écouter lorsqu’on est bien effoiré sur un fauteuil tandis que le chaud soleil entre par la fenêtre. C’est un album féminin, tout en mélodies et en nuances. Ça ouvre avec Cherry-colored funk, une pièce légère et souple. La suivante, Pitch the baby, est un diamant de mélodie lumineuse et de voix éthérée. Le reste s’écoute comme un écho d’automne qui disparaît lentement à mesure que les feuilles tombent et virevoltent dans le vent. Le seul reproche qu’on peut faire à cet album est d’être trop court. À peine 37 minutes.

J’ai eu la chance de voir le concert de la tournée Heaven or Las Vegas à Montréal le 20 novembre 1990 dans l’église St-Jean Baptiste de la rue Rachel. Ça faisait étrange de voir une file de gens d’allure post-punk attendre devant cette vieille église en pierres grises. À l’intérieur, les éclairages étaient projetés sur l’immense coupole du plafond. On se serait cru dans une soucoupe volante. Avec la voix d’Elizabeth Fraser, on a décollé ça pas été long. Ce fut un concert extraordinaire !

The Orb – Adventures beyond the ultraworld [1991]

J’ai d’abord acheté ce disque quand il est sorti en format vinyle mais il sautait et j’ai dû le rapporter au magasin. La seconde copie qu’on m’a refilée sautait elle-aussi. Il s’agissait d’un défaut de pressage. Ça m’a motivé à me procurer un lecteur CD.

Adventures beyond the ultraworld est un album puissant qui débute avec Little fluffy cloud, une petite ballade ambiante. La seconde pièce, Earth, est beaucoup plus sombre et ressemble davantage au format techno avec de lourdes basses et le côté psychédélique de la techno trance. On y distingue des dialogues de film de science-fiction et des extraits de la bible. La troisième, Super nova at the end of the universe, est une longue pièce ambiante qui débute avec des dialogues de la NASA et le décollage d’une fusée. Ça évolue tout doucement vers un autre long groove ambiant doté d’une constellation de sons qui forment une dentelle sonore. La suivante, Perpetual dawn, trahit l’influence dub du groupe. Into the fourth dimension est la continuité de la précédente, avec un son plus techno. La septième, stars 6 &7 8 9, est un genre de ballade lumineuse où l’on sent des influences worldbeat. Ça fait du bien et ça oxygène l’écoute. La dernière, A huge ever growing pulsating brain that rules from the centre of the ultraworld, est un long morceau ambiant de plus de 18 minutes doté d’un brillant sample de la pièce Loving you de Minnie Riperton. Adventures beyond the ultraworld est un classique qui a bien vieilli.

LFO – LFO [1991]

En musique électronique, peu de groupes ont réussi à créer une esthétique sonore vraiment originale. Faut dire qu’après l’intense défrichage effectué par Kraftwerk, l’espace était limité. Mais certains groupes ont réussi ce tour de force. C’est le cas de LFO, abréviation pour Low Frequency Oscillator.

Frequencies est un album qui ne ressemble à rien. Les pièces semblent sculptées en bloc dans un matériau sonore, une technique qui rappelle un peu le travail du groupe Yello, autre pionnier de la musique électronique. Il s’en dégage une esthétique sonore qui conviendrait à plusieurs films de science-fiction. Nombre d’artistes de la techno se contentent de faire un groove. Pas LFO. Les musiciens se sont donné la peine d’incorporer des mélodies minimalistes aux textures sonores. Résultat : on ressent une riche palette d’émotions.

L’album recèle plusieurs moments forts : Freeze, avec sa mélodie techno-triste ; LFO avec son infra basse à l’origine de la défaillance de nombreux haut-parleurs; Simon from Sidney, une pièce avec un petit quelque chose d’inquiétant et Mentok 1, un groove minimaliste un tantinet funky avec infra-basses. Il est trop tôt pour écrire la conclusion d’un livre sur la musique électronique. Au moins un chapitre  sera consacré à Kraftwerk. Mais LFO et le label WARP auront très certainement droit à quelques pages.

Miles Davis – Doo-Bop [1992]

Les mauvaises langues ont dit de cet album qu’il avait tué Miles Davis qui est décédé durant sa production. Certains ont sauté sur l’occasion pour dire que ce n’était pas un vrai disque de Miles. Faut dire qu’en pigeant dans le hip hop et le funk, ce disque avait de quoi surprendre.

Dans une critique que j’ai lue à l’époque, le chroniqueur expliquait que Miles avait éberlué les critiques à chaque nouvel album mais que le temps lui avait toujours donné raison et que c’était sans doute ce qui allait se produire avec Doo-Bop. En effet, 20 ans plus tard, cet album n’a pas pris une ride. Il serait nettement abusif de parler de la meilleure période de Miles, mais dans le genre il s’agit à mon avis d’un classique.

Ça débute en force avec Mystery, une pièce instrumentale où la trompette de Miles plane au-dessus d’un groove pesant. Blow est une des pièces les plus robustes. Lorsqu’elle démarre, elle anéantit tout sur son passage. Le texte rappé de Easy Mo Bee alterne avec la trompette de Miles dans une extraordinaire valse hip hop : « Here I am Easy Mo Bee kicking it live with the legendary Miles Davis, just my favorite… » On peut comprendre que ça devait être un rêve de faire un album avec Miles Davis. Ma favorite est Fantasy qui comporte un brillant sample de la pièce UFO UFO de ESG (non crédité dans le livret). Là encore, il s’agit d’un remarquable équilibre entre la dextérité de Miles et le rap de Easy Moo Bee, le tout dans un majestueux enrobage où transpire l’atmosphère urbaine de New York. L’album est bon en entier et on ne peut lui reprocher que sa durée à peine 40 minutes.

Dead Can Dance – Into the labyrinth [1993]

Dead Can Dance, c’est une rencontre entre atmosphères médiévales et musique du monde. Écouter ce groupe, c’est entrer en communion avec la vie. Leur musique est résolument spirituelle et à son écoute, on a l’impression de toucher à quelque chose de grandiose.

Into the Labyrinth est un album qui fait du bien à écouter. Cette musique qui brille de finesse et de textures sonores envoûtantes, s’appuie sur une base musicale d’inspiration folklorique à laquelle s’ajoutent des instruments bizarres datant sans doute du moyen-âge, quelques discrètes interventions de synthétiseur et des rythmiques étonnantes. Sur un bon système de son, c’est du baume pour l’âme. On est plongé dans quelque chose de très riche autant en termes sonores qu’émotif.

Les grands moments du disque sont : The Ubiquitous Mr. Lovegrove, avec la voix de Brendan Perry, une percussion qui sonne comme un fouet et des textures du moyen-âge. The Wind that Shakes the Barley est une pièce a capella de Lisa Gerrard. Juste avec sa voix, elle nous fait dresser les poils sur les bras. How Fortunate the Man with None est une adaptation d’un poème de Bertolt Brecht. Cette pièce magnifique, à la fois triste et joyeuse, clôt l’album de façon admirable. Into the Labyrinth est comme une longue berceuse qui s’écoute du début à la fin et qui nous laisse transis comme y parvient toute musique sacrée.

Ambient dub volume II [1993]

Ambient dub vol. II est une compile de techno ambiant assez bonne pour être écoutée dans son intégralité. Après les deux morceaux de dub ambiant des Original Rockers, on a ceux de G.O.L., un genre de gothique électronique avec une voix magnifique et des textes poétiques faisant référence, pour la première, au soma, la drogue dans Le meilleur des mondes de Aldous Huxley. La seconde pièce de G.O.L. est encore meilleure. No bounds débute avec le son d’une horloge et la rythmique est brillamment synchronisée sur ce sample. Les paroles semblent faire référence à la mort, toujours avec une voix suave (Antonia Reiner). Le groupe G.O.L. est un des secrets les mieux gardés de cette époque. Le groupe suivant est Banco de Gaia. La première pièce, Shanti, est un long morceau grandiose qui se développe de façon progressive avec un enrobage wordbeat. Le seconde, Lai Lah, débute aussi de façon subtile mais la construction évolue rapidement pour devenir upbeat et demeure organique grâce à un savant équilibre entre rythme, mélodie et sons d’ambiance. Il s’agit d’une des meilleures pièces de techno ambiant que j’ai entendue. Plus loin, on a deux pièces du groupe A.P.L., plus proches du techno de l’époque. Arpégiateur, mélodie house et tempo upbeat. Rien d’extraordinaire mais c’est bien exécuté. La compile Ambiant dub vol II est remarquablement bien produite. Elle sonne vraiment bien.

Mixmaster Morris & Pete Namlook – Dreamfish [1993]

J’ai été estomaqué par la qualité et la diversité des albums ambiants qui sortaient au début des années 1990 mais peu d’entre eux m’ont impressionné comme Dreamfish.

Dreamfish est un album saturé de textures veloutées enveloppantes comme de la soie. La première pièce School of fish est légère, douce et agréable. Un pur bonheur qui dure plus de 18 minutes. Dans la seconde, Hymn, on plonge dans les profondeurs de l’océan où l’on risque de rencontrer ces créatures aux formes terrifiantes, des créatures n’ayant jamais vu la lumière du jour. Hymn est dotée d’une énergie sombre où filtre ici et là un filet de lumière qui permet de reprendre son souffle. Cette longue pièce s’insinue peu à peu pour nous donner des frissons et ce pour plus de 28 minutes. Dans la troisième pièce, Fishology, le registre émotionnel change. On est au neutre et on en a de besoin après le formidable voyage qu’on vient de faire. Lentement on remonte vers la surface, en faisant de nombreux paliers de décompression. Dans la dernière pièce, Underwater, il ne semble pas se passer grand chose. C’est un peu comme si on arrivait sur le rivage, épuisé par cette odyssée. Dreamfish est un album à écouter la nuit quand on veut frayer avec des univers étranges.

William Orbit – Strange Cargo III [1993]

William Orbit est un génie de la production électronique qui maîtrise les ambiances et les mélange à des mélodies et des rythmiques étonnamment organiques. Même ceux qui détestent la musique électronique apprécieront les compositions d’Orbit.

La pièce d’ouverture, Water from a vineleaf, est majestueuse et saturée de textures veloutées. Elle nous transporte dans un endroit chaleureux où il fait bon vivre. En fait de techno ambiant, difficile de faire mieux. La suivante, Into the paradise, débute tout en douceur et se construit progressivement pour aboutir à un tempo upbeat. Ici, Orbit nous sert une sacrée leçon de production. On ne peut être qu’émerveillé par le traitement numérique des voix qui sont décomposées, hachurées, passées dans l’écho mais toujours de façon fluide et organique. Orbit s’est même permis un sample discret de White Noise, un des groupes expérimentaux les plus intéressants des années 1960. Le reste de l’album s’écoute bien même si les pièces finissent par se ressembler vu qu’elles ont toujours un peu le même son. Mais la finesse de la production est toujours là.

Jestofunk – Love in a black dimension [1994]

J’étais à New York en 1992 dans un party privé au dernier étage du Palladium lorsque le DJ a mis un truc qui groovait comme c’est pas possible. Je suis allé le voir pour savoir ce qui jouait. « Jestofunk » a répondu le Noir.

Love in a black dimension est une production extraordinaire avec des musiciens de premier plan dont le célèbre tromboniste Fred Wesley, qui fut le directeur musical de James Brown. La première grosse pièce est Can we live, un groove enlevant avec la superbe voix soul de Ce Ce Rogers, une icône de la house music. Find you state of mind est un groove qui cogne doté d’une partition vocale particulièrement originale. Say it again est sans doute le plus gros hit, un groove efficace toujours avec la voix de Ce Ce Rogers. Ma favorite est The Ghetto, reprise d’une pièce de Donny Hathaway mais avec un son plus proche de la house qui écrase tout sur son passage. Le dernier morceau de grâce est I’m gonna love you, un magnifique crossover funk et house. Le reste du CD est parsemé de pièces acid jazz, funk, soul et même reggae, idéales pour l’écoute dans un salon.

Hector Zazou – Songs from the cold seas [1994]

Pour réaliser cet album, Hector Zazou est d’abord allé enregistrer des chants traditionnels autochtones de Sibérie, du Japon, Groenland, Canada, de Norvège, Suède et Finlande. Il est ensuite revenu en studio produire des morceaux avec une floppée de chanteuses ayant des affinités avec ce genre d’univers sonores. Le résultat est un disque opaque par endroits mais rempli d’une étonnante palette de textures.

Un des grands moments est le second morceau avec la voix de Björk qui alterne avec une superbe clarinette. Quelque chose à la fois divin et tragique émane de cette pièce douce et triste. Dans la troisième, the long voyage, on retrouve les voix de Suzanne Vega et de John Cale sur des paroles inspirées d’un poème d’Oscar Wilde. C’est une pièce chaude et lumineuse sur le thème du voyage. Le moment le plus sombre est the lighthouse. Siouxsie Sioux y récite un extrait d’un poème sinistre de Wilfred Wilson Gibson avec, en arrière-plan, des incantations gutturales chamaniques. Le reste du disque est rempli d’ambiances qui évoquent différents aspects des mers du nord avec une brochette de chanteuses incluant Jane Sibery et une myriade d’autres aux noms souvent imprononçables. Doux et froid comme la mer mais avec quelque chose de réchauffant malgré tout, comme lorsque l’eau miroite et nous envoie le reflet du soleil dans les yeux.

Banco de Gaia – Last Train to Lhasa [1995]

Last Train to Lhasa est un CD double qui dénonce l’occupation du Tibet par la Chine. Il s’agit de musique ambiante et progressive très fignolée avec nombre de samples à saveur ethnique.

Le 1er CD alterne entre des pièces rythmées et solides et d’autres plus ambiantes et feutrées. Personnellement je préfère les pièces plus ambiantes. La pièce China débute avec une fable racontant l’histoire d’un fermier qui décide de déplacer une montagne. Un genre de guitare asiatique s’insère ensuite puis la rythmique embarque subtilement jusqu’à ce que ça démarre. La pièce suivante, Amber, est plus rythmée et possède une consonance et des voix à saveur ethnique. Kincajou est nettement plus upbeat et rappelle les productions antérieures de Banco de Gaia, plus techno. C’est une bonne pièce mais dans ce registre, l’album Maya (le 1er) me semble meilleur. La dernière pièce, 887 (Structure), est un long morceau ambiant de 14 minutes qui se développe tout doucement avec arpégiateurs et sons d’ambiance. Ça se construit progressivement. Vers 10:43, tout prend son sens lorsque la mélodie arrive et on décolle carrément.

Le second CD débute avec une pièce upbeat qui n’est pas mauvaise mais n’amène rien de plus à ce qu’on a déjà entendu. La suivante, Kincajou (Duck Asteroid), est une reprise de Kincajou (du 1er CD) mais en longue version ambiante de 36 minutes qui débute avec un arpégiateur et qui évoque l’espace. Cette pièce fait une sorte de synthèse de tout ce qu’on a entendu et rappelle un peu les longues pièces ambiantes de The Orb.

© Alain Cliche, 2012.

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