Plusieurs styles de musique voient le jour au tournant des années 1970-1980; punk, new wave, électro-pop et industriel. Le dernier courant musical qui émerge de cette période pour le moins faste est le rap, un genre basé sur de longues tirades dites au rythme d’une musique funky.
Durant les années 1970, les Last Poets et Gil Scott Heron utilisaient le spoken word, une technique vocale consistant à parler sur la musique.
On pouvait aussi entendre du texte parlé dans certaines pièces disco/soul — de Isaac Hayes entre autre — mais c’est avec Rapper’s Delight, en 1979, que naît le rap pour de vrai. Les chanteurs de Sugarhill Gang rappent sur la portion instrumentale de la pièce Good Times de Chic : « Now what you hear is not a test, I’m rapping to the beat… » Au début, beaucoup de groupes rap utilisent des passages instrumentaux de pièces funky de Georges Clinton, Sly Stone et James Brown, crédités comme étant les inventeurs du funk. En fait, le rap est la renaissance de la grande tradition musicale Noire, compromise avec le disco.
Simultanément au rap se développent aussi l’électro [funk] et le break, styles axés sur des rythmiques démentes qui permettent aux breakers de se faire aller dans tous les sens et d’exécuter toutes sortes d’acrobaties. Afrika Bambaataa est le pionnier du genre. Puisant dans la richesse du patrimoine africain pour l’aspect visuel de ses tenues extravagantes, il utilise des samples du groupe allemand Kraftwerk dans la pièce Planet Rock sortie en 1982. Cette façon de faire de la musique avec des disques et en faisant du scratch relève du DIY, une méthode de production popularisée par le courant punk/new wave.
J’ai eu la chance d’assister à l’émergence ce qu’on appelle aujourd’hui le old school rap, regroupant tout ce qui s’est produit dans la première moitié des années 1980. Le premier groupe important qui me vient à l’esprit est Grandmaster Flash. Sortie en 1982, la pièce The Message dénonçait de façon flamboyante les reaganomics — la politique du président Regan — ce qui lui a mérité les éloges du prestigeux magasine Rolling Stone.

À l’origine, le rap est un courant musical chaud mais avec Grand Master Flash, il devient aussi contestataire que le punk. Comme le chante Melle Mel dans New York New York, la ville est complètement déjantée et plusieurs quartiers sont laissés à l’abandon. C’est le cas du South Bronx, du East Village et du Lower East Side. Times Square était le point de rencontre de la pègre et sur la 42e rue, des vendeurs de drogues harcelaient continuellement les passants. Non loin de là se trouvait le sex district où pullulaient putes et maquereaux. N’importe quoi pouvait arriver et cette ambiance de danger nous électrisait dès qu’on y arrivait. Avec la banlieue, New York comptait 18 millions d’habitants, ce qui en faisait la plus importante agglomération urbaine du monde. Et c’est cette folie, ce délire contagieux qui s’abattaient sur nous quand on y arrivait.
Beaucoup de Noirs se promenaient avec des ghettos blaster qui crachaient continuellement du rap. La station KISS fm jouait en boucle le 1er disque de Run-DMC sorti en 1984. Leurs pièces possédaient une dissonance discrète rappelant que quelque chose clochait dans cette ville gigantesque. Musicalement minimaliste, le groupe fut l’un des premiers à utiliser les percussions électroniques. Dans It’s Like That, il décrit crûment la réalité : « Unemployment at a record highs People coming, people going, people born to die Don’t ask me, because I don’t know why But it’s like that, and that’s the way it is… » L’album est un chef-d’œuvre et l’écho de ses pièces diffusées par des centaines de ghettoblasters se répercute à l’infini sur les tours de béton. À la radio, plusieurs autres pièces de Run-DMC jouent en boucle, notamment Rock Box, Hard Times et Sucker M.C.’s.
Le groupe Whodini incorpore lui-aussi des sons inquiétants dans ses chansons mais sa musique est plus funky. Le meilleur album de la formation est Escape, sorti en 1984. Ce disque recèle de magnifiques pièces comme Freaks Comes out at Night qui décrit la faune bizarroïde qui circule dans les rues de New York à la tombée de la nuit.

La ville était dangereuse et mes potes et moi nous sommes d’ailleurs fait attaquer une nuit qu’on niaisait dans midtown. À l’époque, le vol semblait être le passe-temps favori. Je me souviens avoir vu des Noirs se pratiquer à voler un type dans Washington Square, un parc où l’on était sûr de trouver deux ou trois cents personnes à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Il ne semblait pas y avoir de loi dans cette ville abandonnée aux voyous et rien que s’y promener procurait une euphorie en raison du danger permanent.
Les magasins comme Crazy Eddie et the Whiz matraquaient les ondes radio de leurs pubs rappées hyper accrocheuses. Pour 3.99$, on pouvait se procurer le 12 pouces Fast Life de Dr Jeckyll and Mister Hyde qui jouait en boucle sur KISS fm. Cette pièce raconte la vie d’un adolescent qui devient un criminel et qui est, de par ce style de vie flamboyant mais dangereux, condamné à mourir jeune : « At the end of a shotgun blast, your future could be your past. » En dehors de New York, personne ne connaît ce morceau qui tourne pourtant ici sans arrêt. La métropole du monde possède son propre palmarès et se fout bien de ce qu’en pense le reste de la planète.
Le rap ne reste pas longtemps un phénomène Noir. Dès 1980, Blondie produit Rapture, un tube sur le thème du rap dans lequel elle utilise divers éléments de la culture hip hop; allant jusqu’à mentionner Fab Five Freddy et Flash, qui l’ont inspirée. Blondie est issue de la scène punk du CBGB ; c’est dire à quel point le rap secoue la ville. Le Britannique Malcom Mclaren, producteur des Sex Pistols, s’intéresse lui-aussi au rap et vient voir le phénomène sur place. Conquis par ce qu’il découvre, il engage deux Noirs qui font un show radio la nuit et avec eux, il produit en 1983 un extraordinaire album métissant hip hop et musique africaine —Duck Rock— qui contribue à populariser en Europe le hip hop, terme regroupant à la fois le graffiti, le scratching, le breakdance et le rap.
Trois New Yorkais Blancs se convertissent eux-aussi au rap. Grâce à leur background de musiciens punks, les Beastie Boys lui infusent une dose massive de rock. Sorti en 1986, l’album Licence to ill produit une véritable commotion et devient le premier disque rap à se hisser tout en haut du Billboard. Le disque comporte plusieurs excellentes pièces dont You Got to Fight for Your Right et No Sleep till Brooklyn. À ce jour, les Beastie Boys demeurent un des rares groupes blancs à avoir eu un impact indéniable sur la culture hip hop.
Vers la fin des années 1980 le rap se durcit avec des formations comme Public Enemy. Ce groupe allie un son lourd et parfois chaotique à des paroles très politisées. Leur esthétique repose essentiellement sur des grooves particulièrement inventifs et des paroles coup de poing qui sortent littéralement des tripes. La pochette de l’album It Takes a Nation of Millions to Hold us Back, nous montre les membres du groupe en prison derrière les barreaux. Sorti en 1988, l’album joue en boucle sur WBLS, notamment les pièces Rebel Without a Pause et Don’t Believe the Hype. La production de l’album établit un nouveau standard en matière de rap et elle n’a, à mon avis, jamais été surpassée.

Sorti en 1989, l’album 3 Feet High and Rising du groupe De la Soul est le dernier disque rap qui a tourné sur ma platine. Truffé de grooves surprenants, cet album nous fait découvrir l’ampleur de la culture musicale du groupe. De la Soul ne se contente pas d’utiliser les désormais classiques extraits de funk, il utilise tout ce qui peut lui permettre d’exprimer sa vision singulière; rock psychédélique, blues, hip hop, disco… Ce disque est un collage monumental et la liste complète des samples prendrait un article à elle seule. De la Soul apporte une bonne dose d’humour au rap et s’éloigne ainsi de l’image macho où se réfugient de plus en plus de groupes.
J’ai cessé d’écouter du rap peu après parce que j’étais mal à l’aise avec l’image du gangsta rap. Toute cette violence et cette vulgarité n’ont, à mon avis, rien à voir avec les origines chaudes et ensoleillées du rap et violent carrément les préceptes véhiculés par presque tous les plus grands rappers. Pour comprendre pourquoi et comment le rap a été dénaturé, je recommande l’excellent documentaire Hip Hop : Beyond Beats and Rhymes (produit par PBS).
Note : les chansons en brun sont dans le mix.
© Alain Cliche 2013